Je continue à avancer dans ma réflexion sur les systèmes de jeu et leur utilité pour renforcer et guider l’expérience de jeu. Ces commentaires me viennent de la lecture de Polaris : Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman et d’une partie de Prosopopée (dont je fais le rapport ici) où Frédéric Sintès me donne de l’excellente lecture issue de PtGPtB.
Je crois qu’on peut concevoir un système de jeu comme ce qui canalise et de permet la prise de parole des joueurs. Si on définit le jeu de rôle comme la création partagée d’une histoire, on comprend l’importance de la régulation de la parole : la parole dit ce qui advient dans cette histoire.
Comme je vais essayer de l’illustrer, le système de jeu structure en profondeur la prise de parole. Je précise que le système de jeu ne se limite pas ici aux simples règles, le système de jeu c’est aussi l’univers et ses contraintes sociales et politiques, et c’est aussi la nature des personnages (héros libérateurs, héros spectaculaires, personnes lambda, pilleurs de donjons cyniques…).
Le système détermine ce que l’on ne peut pas dire. Par exemple, l’univers de D&D m’empêche de dire « et là un hélicoptère se pose et le président des U.S.A. en sort ». Le statut de samouraï des personnages à L5R m’empêche de dire « et là, je refuse l’ordre de mon daimyo et je vais jouer de la musique pour me détendre ». Avec une certaine violence, le meneur de Sens Hexalogie de Romaric Briand distribue des points d’immersion négative aux joueurs qui parlent de sujets hors du jeu ; à terme, ces points peuvent mener à l’exclusion du joueur, et donc l’empêcher de prendre part à la parole (avant de crier au fou, allez lire Sens pour mieux comprendre la chose !).
Le système détermine ce qu’on peut dire. Par exemple, les caractéristiques, les compétences ou encore les traits de différents systèmes de jeu délimitent ce que je peux dire de mon personnage et de ses actions. Le système détermine aussi les responsabilités : qui a le droit de dire quand mon personnage meurt, qui a le droit de déterminer ses actions, qui a le droit de dire ce qui se passe dans son environnement et sous quelles conditions (généralement, on dit que les joueurs ont la responsabilité de leurs personnages et le meneur de tout le reste, mais tous les jeux ne fonctionnent pas ainsi et le Truc impossible avant le petit déjeuner montre que c’est plus compliqué que cela).
Le système valorise certaines prises de parole plus que d’autres. A L5R, les personnages ayant un comportement honorable sont récompensés (le mécanisme est grossier mais il est significatif). Ces récompenses permettent en général de rendre son personnage plus fort, c’est à dire de rendre sa parole plus forte, prioritaire sur d’autres, dans l’univers fictif partagé.
Le système détermine même la forme que prend la prise de parole. L’exemple le plus frappant est Polaris, qui impose certaines phrases-clés pour signifier certaines interventions dans le jeu, mais tous les jeux ont leurs vocabulaires et leurs niveaux de langages requis. Sens Néant (que j’aime ce jeu !) propose même un système pour communiquer symboliquement sur ses émotions !
Enfin et surtout le système peut (il ne le fait pas toujours) fertiliser la prise de parole des joueurs, c’est-à-dire leur donner des idées sur ce qu’ils vont dire. Typiquement, c’est ce qui arrive quand les joueurs à cours d’idées cherchent les compétences qui pourraient leur être utiles alors qu’ils se sentent dans une impasse. De manière plus riche, c’est – je crois – sur ce principe que repose Innommable, de Christoph Boeckle, dont les règles « indiquent » au meneur ou aux joueurs ce qu’ils peuvent dire suivant leurs actions dans le jeu : raconter un rêve, une hallucination, une connaissance occulte ou une rencontre surnaturelle, raconter un outrage pour un personnage, raconter une attaque sur un personnage.
C’est cette dernière fonction qui m’intéresse le plus, parce qu’un des buts de Monostatos est de faire raconter aux joueurs des actions héroïques (c’est-à-dire élégantes et subversives). Mais comme personne n’est un héros ainsi, j’ai effectué un gros travail pour rendre les personnages humains et admirables et pour accentuer le côté révoltant du Culte de Monostatos, sans le rendre incompréhensible.
Pour résumer tout ceci, je dirais que la plus grande difficulté pour un système considéré ainsi, n’est pas de contraindre la parole des joueurs. Sauf cas exceptionnels d’anti-jeu, les joueurs se conforment assez bien à ce qu’on attend d’eux et entrent assez bien dans la cohérence d’un univers pourvu qu’ils en aient reçu la description. La vraie difficulté est de faire parler créativement les joueurs, de parvenir à les faire sortir de leur routine narrative.
Créer des jeux de rôle qui sortent les participants de leurs habitudes, qui les pousse à donner le meilleur dans des registres inconnus d’eux-mêmes, et notamment à travers leur imaginaire: à quand des jeux de rôle libérateurs ?
Très bon billet Fabien!
Pour ajouter de l’eau à ton moulin, il y a deux phrases qui m’ont frappées ces dernières années.
J’étais chez Eero Tuovinen il y a quelques temps et j’ai vu affiché dans son bureau un conseil de Paul Czege: « Le jeu de rôle c’est de l’architecture sociale, ne l’oublie jamais! » (Je cite de mémoire).
Ron Edwards quant à lui dit depuis quelques temps que le jeu de rôle est un « dialogue structuré » (entre autres choses).
Voilà, juste pour partager ces anecdotes qui vont dans le sens de ton billet!
Merci ! Je vais essayer de mettre tout ceci en application dans Monostatos : le plus difficile reste à accomplir !
IL y a aussi un texte de Vincent Baker qui dit :
The real cause and effect in a roleplaying game isn’t in the fictional game world, it’s at the table, in what the players and GM say and do. If you want awesome stuff to happen in your game, you don’t need rules to model the characters doing awesome things, you need rules to provoke the players to say awesome things. That’s the real cause and effect at work: things happen because someone says they do. If you want cool things to happen, get someone to say something cool.
Héhé, ma réflexion est également partie de ce texte, que je cite au début de cet article-là:
http://monostatos.canalblog.com/archives/2010/08/02/18728107.html