Oeuvre ou produit ?

Lorsque vous créez un jeu de rôle, je crois qu’il y a un choix important à faire, car il aura des conséquences non seulement sur votre démarche commerciale lorsque vous cherchez à publier votre jeu, mais surtout sur toute la conception du jeu lui-même. Ce choix est le suivant: votre jeu de rôle est-il avant tout une œuvre ou un produit ?
Je ne vous le cache pas, ce texte est orienté. Je préfère de loin l’approche par l’œuvre, pour des raisons développées plus loin. Avec ce texte, je voudrais interroger la manière dont nous créons nos jeux et vous inviter à vous positionner pour votre création.

Si votre jeu est avant tout un produit, cela signifie plusieurs choses. D’abord, un produit est conçu pour être vendu à un public de clients. Il doit donc lui plaire, ce qui orientera la conception de votre jeu selon l’image que vous vous faites de vos futurs clients. Cela suppose donc de se conformer à certaines normes en vigueur dans le marché du jeu de rôle francophone: livres avec une certaine quantité de textes, univers développé, règles de combats… les livres épais et cartonnés représentant une forme de produit coûteuse et risquée pour l’éditeur.
Ensuite, cela suppose que votre communication sera aussi proche que possible de la publicité commerciale, puisque vous avez avant tout besoin de plaire et de vendre. Cela pose la question de votre honnêteté et de votre transparence.
Enfin, cela suppose que vous voyiez les autres créateurs de jeu (en particulier les nouveaux venus) comme des concurrents à qui il faut cacher vos secrets de fabrication (j’ai vu trop souvent des créateurs de jeu cacher des informations essentielles comme le coût de production d’un livre ou des trucs de commercialisation qui seraient essentiels pour de jeunes créateurs de jeux). Je trouve désolant qu’il y ait une telle rétention d’informations, alors que la publication n’est pas si difficile avec les outils dont on dispose à l’heure actuelle (si mes différents projets aboutissent, je ferai un récapitulatif transparent de mon expérience sur silentdrift): tout le monde peut publier son jeu, il faut se défaire de la dichotomie entre créateurs et joueurs, on peut tous être l’un et l’autre.

Si votre jeu est avant tout une œuvre, cela signifie plusieurs choses. D’abord, une œuvre est la création d’un auteur (bon, les artistes contemporains pourraient me faire de nombreuses objections toutes valables, mais le débat n’est pas là), elle est porteuse d’un propos, même discret (sur les relations humaines, sur le monde, sur le jeu de rôle lui-même…), qu’elle exprime sous une forme particulière qui fait elle-même partie du message. Elle ne va pas vers un public, comme le produit, c’est au public de faire l’effort de la comprendre: on passe de la consommation à la réflexion. L’oeuvre ne cherche pas à plaire, elle cherche à innover.
Ensuite, vous admettez que la création de jeu de rôle n’a d’obligation de rentabilité forte, et qu’au même titre que toute autre passion, vous pouvez y mettre des sommes que vous n’espérez pas revoir (et il existe suffisamment de moyens à l’heure actuelle comme l’impression à la demande pour que vos jeux vous rapportent autant qu’ils vous coûtent: la création de jeu n’est pas non plus un gouffre sans fond). Vous pouvez donc vous concentrer sur la qualité de votre œuvre plutôt que sur l’extension de sa commercialisation.
De plus, cela suppose que votre communication (et votre commercialisation) cherchera avant tout à informer au mieux l’acheteur, pour qu’il sache ce qu’il achète pour le jouer (c’est-à-dire explorer l’oeuvre) et pas par réflexe de consommateur-collectionneur, oubliant ainsi ensuite de profiter de l’oeuvre elle-même. Ben Lehman est exemplaire de ce point de vue avec un jeu comme Polaris: CTatUN, qu’il présente avec deux rubriques: pourquoi voudriez jouer à ce jeu, pourquoi vous ne devriez pas jouer à ce jeu. C’est pour cela que je donne un grand crédit aux rapports de partie comme ceux de silentdrift (fiction + réalité des joueurs), qui sont difficiles à faire mentir et donnent souvent une image fidèle d’un jeu.
Enfin, cela suppose que vous voyiez les autres créateurs de jeu comme des collègues avec lesquels échanger et travailler, pour faire avancer vos œuvres de concert. S’il n’y a pas de concurrence, il n’y a pas de bonne raison de se cacher des informations utiles et de ne pas aider les autres à progresser en étant tour à tour celui qui partage son expérience et celui qui la reçoit. Partager les savoirs, aider les nouveaux-venus et assurer à chacun qu’il peut être créateur de jeu: c’est le meilleur moyen de faire progresser le jeu de rôle dans son ensemble.

Je crois qu’il vous sera difficile d’avoir « un petit peu de chaque », ou d’essayer de combiner les deux approches. Vous risquez alors de vous orienter beaucoup plus naturellement vers un produit qu’une œuvre.
Se prononcer clairement pour une démarche ou pour l’autre vous aidera à prendre plus facilement de nombreuses décisions commerciales et créatives.

Si tout ceci vous semble snob ou élitiste, c’est sans doute que vous voyez déjà les choses depuis l’approche par produit. L’approche par le produit voit les acheteurs comme des consommateurs, l’approche par l’œuvre les voit comme des individus capables de réflexions et d’efforts intellectuels.
J’ajoute que cette distinction est totalement indépendante du plaisir de jeu et du fun – je vois déjà venir les arguments qui renvoient la réflexion au « chiant » et le commercial au plaisir (belle victoire idéologique du capitalisme!). La recherche du plaisir de jeu et de la satisfaction qu’on en retire sont une toute affaire, qu’il faut plutôt aller chercher du côté de la théorie forgéenne.

Comme je l’ai dit, je préfère de loin l’approche par l’œuvre, parce qu’elle seule peut nous apporter des jeux neufs. Les innovateurs ne sont pas ceux qui commercialisent un produit: c’est aussi vrai dans l’économie en général que dans le monde du jeu de rôle. Ce besoin d’innovation est d’autant plus important si nous voulons faire sortir le jeu de rôle de sa niche « geek » et lui permettre de toucher d’autres publics. Ce besoin est de toute façon essentiel si nous voulons explorer le potentiel du jeu de rôle et lui permettre de s’épanouir pleinement.
Par ailleurs, il me semble que l’approche par l’œuvre est la seule possible dans un marché comme celui du jeu de rôle francophone, petit et peu considéré. Si nous ne nous cramponnons pas à un modèle qui n’est pas viable, si nous créons dans le but de partager nos jeux et sans faux espoirs d’une quelconque rentabilité, si nous explorons des modèles commerciaux originaux (la vente de pdf, les livres de très petit format, la disponibilité gratuite avec possibilité de faire un don à l’auteur, le choix du prix par l’acheteur, l’impression à la demande qui élimine tout risque pour celui qui publie), nous avons beaucoup plus de chance de pérenniser notre loisir et notre création de jeux.

EDIT: Cet article suscite des débats ce qui est une excellente chose ! Je voudrais préciser mon propos sur un point: je parle ici d’approches, c’est-à-dire de processus: je ne me prononce pas sur la « nature » des jeux de rôle créés ou sur la définition d’une œuvre ou d’un produit, mais sur la manière dont ils peuvent être créés et commercialisés.

The Forge, qu’est-ce que ça change concrètement ?

Alors que le monde du jdr francophone découvre doucement le jeu de rôle indépendant et les avancées ludiques du forum The Forge (ses réflexions, ses jeux, sa théories), il me semble intéressant de synthétiser ce que ces avancées représentent pour nos jeux, que ce soit en tant que créateur ou en tant que joueur.

Je ne parlerai pas ici des théories elles-mêmes: en plus de 10 années de développement (The Forge existe depuis 2001), il y a un foisonnement de textes que je ne chercherai pas à explorer ici. Si vous voulez en savoir plus, je vous recommande ce document de synthèse ainsi que ces différents articles. Si en plus vous lisez l’anglais, voici une introduction éclairante et un développement un peu plus large ; encore mieux, si vous êtes entreprenant, vous pouvez chercher les informations à la source.
Dans tous les cas, je vous invite fortement à venir éprouver cette théorie à coup de rapports de partie sur silentdrift. C’est ainsi qu’elles sont le plus profitables et qu’on les comprend le mieux.

Donc, que changent concrètement les avancées des réflexions de The Forge pour les rôlistes ?

1. La disparition du scénario en tant que suite de scènes préparées et (plus ou moins) imposées par le meneur de jeu.

Le scénario est à l’origine d’un paradoxe: comment les joueurs peuvent-ils être libres alors que l’histoire est écrite à l’avance ? (voir le Truc Impossible Avant le Petit-Déjeuner et l’explication de Troy Costisick). Les jeux de rôle forgéens se débrouillent donc pour que l’histoire soit créée à plusieurs, chacun ayant certaines propriétés sur la fiction et certaines responsabilités dans l’histoire. On se débarrasse ainsi de tous les conseils ambigues au meneur du genre « soyez directif, mais pas trop », « sachez improvisez tout le temps mais ramenez également les joueurs qui sortent du scénario », qui incite à manipuler des joueurs plus ou moins avec leur accord (voir les concepts d’illusionisme et de participationnisme).
Ca ne signifie pas qu’il n’y a pas de préparation (Innommable ou Dogs in the Vineyard ont une préparation); cela signifie qu’il n’y a pas d’histoire figée à l’avance et que tout le monde participe activement à la construction de l’histoire (avec l’aide des règles).

2. La fin du meneur tout puissant

Une autre particularité des jeux forgéens est que le meneur est un participant comme les autres, avec certaines particularités, mais pas au-dessus des règles. Exit les phrases comme « le meneur a toujours raison ! ». Exit le meneur qui a une responsabilité énorme dans la qualité de la partie et une montagne de tâches à accomplir.
Beaucoup de jeux de rôle forgéens n’ont même pas de meneur: toutes ses fonctions sont réparties entre les participants, souvent à tour de rôle (Zombie Cinéma, Polaris, Prosopopée, tous les jeux à deux joueurs comme Breaking the Ice ou S/Lay w/Me).

3. Une grande attention portée aux règles

Puisqu’il n’y a pas de scénario et que le meneur est un participant comme les autres, les règles aident à construire l’histoire à plusieurs. Elles sont donc être claires et transparentes pour tous, afin de diminuer au maximum l’arbitraire.
Plus fondamentalement, les règles cherchent à garantir une expérience satisfaisante à tous les participants, en étant des outils pour créer une dynamique sociale favorable entre eux. On s’intéresse donc aux relations entre les joueurs (concurrence, admiration esthétique, jugements moraux, approbation…) et à favoriser les relations qui améliorent l’expérience ludique et qui correspondent aux grands thèmes du jeu (tout en étant en cohérence avec l’identité des personnages, les situations classiques et l’univers).
Enfin, les jeux de rôle forgéens ont exploré de nombreuses règles qui étaient jusque là dans l’implicite ou l’inconnu, comme la distribution de la parole autour de la table (qui a le droit de dire quoi dans l’histoire), l’opposition entre joueurs (comment faire pour que ce soit intéressant pour le jeu?) ou encore réguler l’adversité que le meneur peut mettre (comment faire pour diminuer l’arbitraire?).

Ces trois points résument ce qu’il y a de plus essentiel dans les jeux forgéens. Les deux points suivants ne sont pas systématiques, mais accompagnent la majorité de ces jeux.

4. Ouverture à de nouveaux thèmes

En réfléchissant aux dynamiques sociales entre les joueurs, les jeux forgéens ont ouvert la porte à de nombreuses innovations ludiques. Beaucoup, pas tous, cherchent à proposer des dynamiques sociales innovantes comme la séduction (Breaking the Ice), l’admiration pour la création poétique des autres (Prosopopée) ou encore l’émulation dans l’horreur (Innommable).
Les avancées forgéennes permettent donc d’aborder pleinement en jeu de rôle des thèmes comme l’amour, la poésie, les émotions humaines, des problématiques de philosophie… Ce qui ouvre toute une dimension supplémentaire pour le jeu de rôle permettant de vraies aventures personnelles.

5. Indépendance

Enfin, les auteurs de The Forge ont transposé au jeu de rôle les réflexions du milieu de la musique sur l’indépendance, diminuant les coûts en se passant d’intermédiaires (éditeurs, distributeurs) et gagnant la possibilité de créer leurs oeuvres sans contraintes « marketing ».
En mettant à profit des outils comme lulu.com, ces auteurs indépendants sont parvenus à mettre en place un modèle économique viable pour le jeu de rôle, évitant les faillites à répétition et permettant de continuer à distribuer leurs jeux 10 ans après (par exemple adept press, la structure de publication de Ron Edwards, un des co-fondateur de The Forge).

En conclusion, je voudrais insister sur l’idée que les avancées de The Forge apportent au jdr une accessibilité, une diversité et une ouverture qui lui manquent encore et qui sont essentielles pour le faire reconnaître et le valoriser.