L’indétermination des motivations est une clé de l’engagement

J’aime depuis longtemps faire découvrir des jeux de rôle dramatiques, c’est-à-dire où le moteur principal de l’action sont des dilemmes moraux. Dogs in the Vineyard de Vincent Baker, Démiurges de Frédéric Sintes, Damnés de Manon et Simon Li, etc.

Une question qui revient souvent est « dois-je jouer comme moi-même ou comme mon personnage ? », c’est-à-dire, est-ce que je dois faire les choix moraux comme j’imagine que je les ferais ou comme j’imagine que mon personnage les ferait ?

Je n’ai jamais su répondre facilement à cette question.

D’un côté, j’aime que les participant-e-s s’exposent et répondent à ces dilemmes moraux de leur point de vue, en s’engageant. C’est une façon de s’explorer existentiellement, de se confronter à ces choix et à ses convictions. Et puis un personnage n’existe pas, il est toujours une potentialité de soi-même, que l’on aurait pu être dans d’autres circonstances.

D’un autre côté, je comprends le besoin occasionnel de se protéger derrière un rôle (tant que ce n’est pas une façon de s’extraire entièrement des dilemmes), mais aussi celui d’endosser le rôle de quelqu’un que l’on n’est pas, afin d’explorer d’autres points de vue.

J’ai finalement compris et expérimenté que la bonne réponse est de rester dans l’indétermination, c’est-à-dire de n’affirmer ni que l’on se positionne en tant que soi-même, ni qu’on le fait en tant que son personnage. Cette indétermination demeure à la fois pour la table et pour soi-même. Je refuse de répondre à la question pour moi et pour les autres.

La force de cette indétermination est de conserver la liberté de jeu tout en permettant de se protéger. Lorsque je fais un choix, je le fais comme moi-même ou comme mon personnage et je peux à tout moment changer ce positionnement sans avoir à le justifier. Je peux faire un choix pour expérimenter ce que cela signifie pour moi-même, je peux aussi le faire en me protégeant derrière un rôle. Même vis-à-vis de moi-même, je ne réponds pas à cette question, ce qui me permet de me mentir à moi-même, ou du moins de ne pas prendre excessivement sur moi-même les conséquences de ce choix. Notons que le personnage est essentiel dans ce dispositif, il sert de bouc émissaire pour des choix que je n’assumerais pas autrement.

Cette indétermination doit être explicite. Ce n’est pas seulement que la question n’est pas posée comme c’est le cas dans la majorité des jeux. L’indétermination doit être exprimée en début de partie : « Vous pouvez faire les choix aussi bien depuis le point de vue de votre personnage que depuis votre point de vue personnel. » Ainsi, on invite les personnes à s’engager personnellement sans jamais avoir à dévoiler qu’elles le font. Cette explicitation invite à un jeu plus intense, tout en protégeant les personnes.

Une règle complémentaire peut être que, par politesse, on ne cherche pas deviner si un choix est effectué par une personne ou un personnage. On ne pose jamais la question ouvertement aux autres, et on ne se la pose jamais à soi-même (on s’autorise de la mauvaise foi, on s’autorise à se mentir à soi-même pour se protéger). L’indétermination de la motivation doit être entretenue tout au long de la partie. L’indétermination de la motivation est un concept existentiel et, en cela, elle a quelque chose d’intime : je n’aborde pas ce sujet de la même manière qu’il est impoli de poser des questions sur la sexualité ou la mort des autres sans y avoir été invité.

On peut m’objecter avec justesse que cette indétermination est une fiction, c’est-à-dire que les choix sont toujours pris par une personne et que cette dernière est évaluée en dernier ressort, même si le personnage sert de paravent. Certes, mais cette fiction a autant de force que la politesse ou toute autre mécanique sociale. On pourrait s’en passer, mais si tout le monde y croit ou fait mine d’y croire, alors elle est puissante.

Cette indétermination peut être étendue au-delà des choix durant la narration. Typiquement, Les Cordes Sensibles de Frédéric Sintes (à paraître) demande de créer son personnage à partir d’un Problème pouvant ou non être partagé par la personne jouant ce personnage. Il me semble important de suggérer que l’on puisse mettre de soi-même dans ce Problème, mais aussi qu’à aucun moment on ne révèle si c’est le cas.
Sans doute cette indétermination peut-elle avoir d’autres applications, typiquement chaque fois qu’une question intime et/ou existentielle se manifeste : en parlant de sexualité, en parlant de convictions politiques ou religieuses par exemple.

Mais aussi chaque fois qu’il s’agit de créativité, c’est-à-dire de s’exposer en inventant quelque chose pour le reste de la table. Sur ce point précisément, il s’agit de spéculations. Est-il possible d’imaginer que la créativité ne soit pas directement celle de la personne, mais d’un personnage, avec ses ressources symboliques, ses préférences esthétiques… Ainsi, l’indétermination de la créativité permettrait de se protéger lorsqu’on s’expose à créer. Mais peut-être la créativité est-elle fondamentalement différente des choix moraux ? A expérimenter, bien sûr.

Commentaires bienvenus.

Doubles sorties théoriques et ludiques

Deux sorties d’importance pour cet automne :

  • Une boussole, essai théorique sur le jeu de rôle, pour clarifier ce que l’on entend par théorie pour le jeu de rôle, ce qu’on peut en attendre et les pistes créatives qu’elle peut ouvrir. Merci à Manon Li pour la mise en page !
  • Lou & Morgan, huit petits jeux de rôle créés, rassemblés et édités avec Valentin T., condensés à l’extrême pour aller au cœur de ce qui fait la dynamique sociale du jeu de rôle.

Ces deux textes sont dédiés à la mémoire de Frédéric Sintes, sans qui ils n’existeraient pas.

Frédéric Sintes est mort

Frédéric Sintes est mort le mercredi 22 décembre 2021 à la suite d’une longue maladie. Il avait 42 ans. Mes pensées vont d’abord à son épouse, sa fille et ses parents, qui l’ont accompagné ces dernières années et surtout ces derniers mois.

Le travail de Frédéric a transformé le jeu de rôle en profondeur. Avec Christoph Boeckle, il a été un des premiers à importer les théories de The Forge et à les rendre intelligibles en francophonie. Les textes théoriques publiés sur son blog ont nourri toute une génération de créatrices et créateurs – notamment les communautés silentdrift, les Ateliers Imaginaires et la Cellule – et ont contribué à la réflexion collective sur de nouvelles formes de jeu de rôle plus exigeantes tant sur le plaisir de jeu que sur les thèmes abordés. Ses propres créations témoignent de ses idéaux : Prosopopée développe une histoire non-violente et collaborative, ancrée dans la beauté et la contemplation, tandis que Démiurges explore, à travers les aventures d’adolescents doués de pouvoirs fabuleux, des questions existentielles et dramatiques profondes.

Grâce à ses jeux, Frédéric nous permet de faire face aux dimensions les plus difficiles mais aussi les plus essentielles de nos vies. Tout en étant passionné des cultures de l’imaginaire (chacun de ses jeux ou presque était inspiré d’un anime), Frédéric refusait d’en faire une échappatoire, mais y voyait plutôt un socle pour explorer ludiquement les enjeux bien réels de nos existences. En apprenant qu’il allait mourir, un ami commun m’avait fait remarquer que Frédéric, en quelque sorte, nous a préparé à affronter sa disparition en nous enseignant à faire face à tous les deuils. Ses jeux nous ont appris à regarder en face tout ce que nos vies ont de difficile et donc d’humain, et combien les relations amoureuses, amicales et familiales deviennent ainsi précieuses, combien il importe de prendre soin les uns des autres.

Le travail de Frédéric est d’autant plus remarquable qu’il n’a jamais éprouvé le besoin de jouer le jeu médiatique rôliste : avec persévérance il a su faire rayonner ses idées et ses créations et a prouvé qu’un créateur indépendant pouvait être reconnu sans faire appel au spectacle.

A travers la maladie, Frédéric avait appris intimement à accepter ses limites et sa vulnérabilité. La majorité de ses nombreuses créations sont ainsi restées inachevées, en particulier Les Cordes Sensibles auquel il était très attaché. Accepter ses faiblesses ne l’empêchait pas d’être heureux, et nulle part sa joie de vivre n’était aussi manifeste que dans sa passion pour la musique et en particulier dans sa pratique de la guitare.

Mais il savait aussi prendre en charge la vulnérabilité des autres, à accepter les faiblesses humaines de ses proches et à les aimer pour cela. Celles et ceux qui l’ont connu se souviennent de sa constante douceur et de sa profonde compréhension pour son interlocuteur. Il savait exprimer avec simplicité son amour pour sa fille, son épouse, ses parents, ses frères et ses ami·e·s.

Tout en même temps, Frédéric avait hérité de sa formation aux Beaux-Arts de Poitiers une exigence féroce envers les concepts et les œuvres, pour les pousser dans leur retranchement, pour en obtenir le meilleur, pour ne pas se laisser aller à la facilité. C’est grâce à ce regard critique intraitable qu’il pouvait voir plus profondément que les autres, et pouvait dégager les sens cachés d’une œuvre, qu’il s’agisse d’une série, d’un jeu vidéo ou d’un jeu de rôle.

Prévenant avec les personnes, intransigeant avec les idées : ainsi peut-on peut-être résumer toute son éthique d’intellectuel et d’être humain.

Il va nous falloir vivre dans un monde où Frédéric Sintes est mort. Il n’aurait pas aimé que nous fassions appel à des fictions consolatrices, mais j’aime à penser que cette citation lui aurait plu, tirée du dernier livre du cycle de Terremer, Le Vent d’Ailleurs, d’Ursula K. Le Guin :

Je crois, dit Tehanu de sa douce voix étrange, que quand je mourrai, je pourrai rendre le souffle qui m’a permis de vivre. Je pourrai rendre au monde tout ce que je n’ai pas fait. Tout ce que j’aurais pu être et que je n’ai pas été capable d’être. Tous les choix que je n’ai pas faits. Toutes les choses que j’ai perdues et gâchées. Je pourrai les rendre au monde. Pour les vies qui n’ont pas encore été vécues. Ce sera mon cadeau au monde, en échange du cadeau qu’il m’a fait de la vie que j’ai vécue, de l’amour que j’ai éprouvé, de l’air que j’ai respiré.

Fabien Hildwein

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Sortie imminente de Sphynx

Sphynx, jeu de rôle d’archéologie fantastique sort à la fin du mois de septembre !

A cette occasion, je présenterai Sphynx à la librarie parisienne Charybde le 30 septembre à partir de 19h30.

De même, je serai présent au stand des Ateliers Imaginaires pour la convention lyonnaise OctoGônes les 2-3-4 octobre. J’y animerai des parties de présentation de Sphynx (malheureusement déjà toutes complètes au moment où j’écris) et j’y dédicacerai des exemplaires.

C’est l’occasion de se rencontrer et de discuter ensemble, venez en profiter !

Mettre le Vide fertile au service des créateurs

Ma contribution au colloque « Les 40 ans du jdr » est disponible en audio sur cette page, accompagné de son PowerPoint. Il s’agit d’une conférence sur le thème « Mettre le Vide fertile au service des créateurs », un thème qui me semble essentiel pour ouvrir de nouvelles voies dans la création de jeux de rôle. Merci à Julien pour la prise de son et la mise en ligne !