Alors que le monde du jdr francophone découvre doucement le jeu de rôle indépendant et les avancées ludiques du forum The Forge (ses réflexions, ses jeux, sa théories), il me semble intéressant de synthétiser ce que ces avancées représentent pour nos jeux, que ce soit en tant que créateur ou en tant que joueur.
Je ne parlerai pas ici des théories elles-mêmes: en plus de 10 années de développement (The Forge existe depuis 2001), il y a un foisonnement de textes que je ne chercherai pas à explorer ici. Si vous voulez en savoir plus, je vous recommande ce document de synthèse ainsi que ces différents articles. Si en plus vous lisez l’anglais, voici une introduction éclairante et un développement un peu plus large ; encore mieux, si vous êtes entreprenant, vous pouvez chercher les informations à la source.
Dans tous les cas, je vous invite fortement à venir éprouver cette théorie à coup de rapports de partie sur silentdrift. C’est ainsi qu’elles sont le plus profitables et qu’on les comprend le mieux.
Donc, que changent concrètement les avancées des réflexions de The Forge pour les rôlistes ?
1. La disparition du scénario en tant que suite de scènes préparées et (plus ou moins) imposées par le meneur de jeu.
Le scénario est à l’origine d’un paradoxe: comment les joueurs peuvent-ils être libres alors que l’histoire est écrite à l’avance ? (voir le Truc Impossible Avant le Petit-Déjeuner et l’explication de Troy Costisick). Les jeux de rôle forgéens se débrouillent donc pour que l’histoire soit créée à plusieurs, chacun ayant certaines propriétés sur la fiction et certaines responsabilités dans l’histoire. On se débarrasse ainsi de tous les conseils ambigues au meneur du genre « soyez directif, mais pas trop », « sachez improvisez tout le temps mais ramenez également les joueurs qui sortent du scénario », qui incite à manipuler des joueurs plus ou moins avec leur accord (voir les concepts d’illusionisme et de participationnisme).
Ca ne signifie pas qu’il n’y a pas de préparation (Innommable ou Dogs in the Vineyard ont une préparation); cela signifie qu’il n’y a pas d’histoire figée à l’avance et que tout le monde participe activement à la construction de l’histoire (avec l’aide des règles).
2. La fin du meneur tout puissant
Une autre particularité des jeux forgéens est que le meneur est un participant comme les autres, avec certaines particularités, mais pas au-dessus des règles. Exit les phrases comme « le meneur a toujours raison ! ». Exit le meneur qui a une responsabilité énorme dans la qualité de la partie et une montagne de tâches à accomplir.
Beaucoup de jeux de rôle forgéens n’ont même pas de meneur: toutes ses fonctions sont réparties entre les participants, souvent à tour de rôle (Zombie Cinéma, Polaris, Prosopopée, tous les jeux à deux joueurs comme Breaking the Ice ou S/Lay w/Me).
3. Une grande attention portée aux règles
Puisqu’il n’y a pas de scénario et que le meneur est un participant comme les autres, les règles aident à construire l’histoire à plusieurs. Elles sont donc être claires et transparentes pour tous, afin de diminuer au maximum l’arbitraire.
Plus fondamentalement, les règles cherchent à garantir une expérience satisfaisante à tous les participants, en étant des outils pour créer une dynamique sociale favorable entre eux. On s’intéresse donc aux relations entre les joueurs (concurrence, admiration esthétique, jugements moraux, approbation…) et à favoriser les relations qui améliorent l’expérience ludique et qui correspondent aux grands thèmes du jeu (tout en étant en cohérence avec l’identité des personnages, les situations classiques et l’univers).
Enfin, les jeux de rôle forgéens ont exploré de nombreuses règles qui étaient jusque là dans l’implicite ou l’inconnu, comme la distribution de la parole autour de la table (qui a le droit de dire quoi dans l’histoire), l’opposition entre joueurs (comment faire pour que ce soit intéressant pour le jeu?) ou encore réguler l’adversité que le meneur peut mettre (comment faire pour diminuer l’arbitraire?).
Ces trois points résument ce qu’il y a de plus essentiel dans les jeux forgéens. Les deux points suivants ne sont pas systématiques, mais accompagnent la majorité de ces jeux.
4. Ouverture à de nouveaux thèmes
En réfléchissant aux dynamiques sociales entre les joueurs, les jeux forgéens ont ouvert la porte à de nombreuses innovations ludiques. Beaucoup, pas tous, cherchent à proposer des dynamiques sociales innovantes comme la séduction (Breaking the Ice), l’admiration pour la création poétique des autres (Prosopopée) ou encore l’émulation dans l’horreur (Innommable).
Les avancées forgéennes permettent donc d’aborder pleinement en jeu de rôle des thèmes comme l’amour, la poésie, les émotions humaines, des problématiques de philosophie… Ce qui ouvre toute une dimension supplémentaire pour le jeu de rôle permettant de vraies aventures personnelles.
5. Indépendance
Enfin, les auteurs de The Forge ont transposé au jeu de rôle les réflexions du milieu de la musique sur l’indépendance, diminuant les coûts en se passant d’intermédiaires (éditeurs, distributeurs) et gagnant la possibilité de créer leurs oeuvres sans contraintes « marketing ».
En mettant à profit des outils comme lulu.com, ces auteurs indépendants sont parvenus à mettre en place un modèle économique viable pour le jeu de rôle, évitant les faillites à répétition et permettant de continuer à distribuer leurs jeux 10 ans après (par exemple adept press, la structure de publication de Ron Edwards, un des co-fondateur de The Forge).
En conclusion, je voudrais insister sur l’idée que les avancées de The Forge apportent au jdr une accessibilité, une diversité et une ouverture qui lui manquent encore et qui sont essentielles pour le faire reconnaître et le valoriser.