Créez des jeux de rôle, pas des demi-romans !

En lisant la plupart des jeux de rôle qui sortent, je suis frappé par l’importance que prend l’univers dans le jeu, combien il est important et creusé alors que la réflexion sur les règles reste souvent assez mince. De nombreux jeux de rôle développent ou adaptent des univers très fouillés, très différents, mais se contentent d’un « système générique » (d20, d6, dK, Savage World…). De même, beaucoup de détails de l’univers décrits dans ces jeux n’ont aucune utilité en jeu (haute politique, économie de haut vol, histoire millénaire…). Les nouvelles d’ambiance sont également symptomatiques de ce que j’essaie de pointer du doigt : certes elles apportent un grand plaisir de lecture, mais qu’apportent-elles au jeu lui-même ?

Au fond, pourquoi la plupart des jeux de rôle sont-ils d’abord présentés par l’univers dans lequel ils se déroulent plutôt que par le genre d’histoires qu’ils sont sensés produire ou par ce que les participants doivent y faire ?


Cette réflexion est une tentative spéculative pour expliquer cela, avec ma propre expérience d’auteur de jeu à l’appui.


Mon explication à ce phénomène est que beaucoup d’auteurs de jeu de rôle (et je n’y fais pas exception) utilisent le jeu de rôle par facilité, parce qu’ils ont un très bel univers dans la tête, mais qu’ils n’ont pas les capacités, pas l’envie, pas le courage d’écrire une histoire sous forme classique pour faire vivre leur univers. Je comprends cela tout à fait : écrire un livre requiert des qualités qui vont bien au-delà du style, notamment savoir créer des personnages et leur faire vivre des événements captivants. Je pense que c’est en particulier la littérature de fantasy qui inspire ce genre de comportements : dans la fantasy, la définition « physique » de l’univers est particulièrement importante comparée à la littérature plus classique, où la dimension sociale (par exemple) est souvent beaucoup plus forte.

Voilà pourquoi les auteurs de jeu de rôle décrivent un univers en profondeur (en particulier sous l’aspect géographique, biologique et ethnique) puis lui accolent, parfois très artificiellement un ensemble de règles sensées lui donner vie. D’où le recours courant aux « systèmes génériques », et le fait que l’on puisse, avec les mêmes règles ou presque, vouloir faire jouer dans des univers très différents. Toute la vraie difficulté de la conception d’une histoire est laissée au bon soin du meneur (écrire et faire vivre des scénarios) et à ceux des joueurs (concevoir et faire vivre un personnage). Mais fondamentalement, l’univers serait tout aussi bien rendu dans une série de romans.
Comme je l’ai dit, j’ai aussi eu ce comportement, même si j’essaie désormais de m’en sortir. Monostatos était au départ un bel univers pour lequel j’avais à l’époque (novembre 2008) un système de jeu « générique », le système dK². D’autant que l’univers de Monostatos (ou du moins ses grands thèmes : désert, héroïsme, beauté) a d’abord existé dans des histoires que j’ai écrites durant longtemps (sept ans), sans en être particulièrement satisfait et sans avoir éprouvé beaucoup de plaisir à leur conception. C’est donc effectivement par facilité (et aussi parce que je voulais voir ce que ça donnerait) que je me suis engagé sur la voie du jeu de rôle avec Monostatos.

Mais cet état de fait me gêne beaucoup. Ce serait dommage que le jeu de rôle se limite à ça. Cela voudrait dire que nous n’écrivons que des œuvres bancales, qui ne profitent pas pleinement de leur potentiel. Je crois que nous, auteurs de jeux de rôle, pouvons être bien mieux que des écrivains sans histoire.

En effet, la force fabuleuse du jeu de rôle est d’être un jeu social, au sens le plus fort du terme, comme on parle de « sciences sociales ». C’est-à-dire qu’il peut y avoir création à plusieurs non seulement de l’histoire, mais aussi de l’univers par l’interaction des participants dans un espace de libertés défini et structuré par des règles. C’est ainsi que nous fonctionnons en permanence dans la vie courante : nous agissons en relation avec les autres et dans le cadre de règles (explicites ou implicites). Notre monde social est fait des autres et de règles. Et en jeux de rôle, les interactions sont essentiellement les échanges de parole des joueurs pour créer une histoire en commun.
Le jeu de rôle a donc cette force extraordinaire de pouvoir nous faire entrer dans un monde totalement différent et de nous proposer des relations aux autres neuves et passionnantes. Il y a en particulier de nombreux mécanismes psychologiques, sociologiques et économiques à utiliser pour rendre le jeu encore plus riche.
De ce point de vue, l’univers n’est pas indispensable. Certes, c’est un ensemble de « règles » qui structurent et  les interactions entre les joueurs et l’univers peut apporter des choses intéressantes et neuves. Mais la plupart des informations données dans les univers de jeu de rôle sont inutiles aux joueurs eux-mêmes.  Gardons toujours à l’esprit qu’un bon univers ne veut jamais dire nécessairement un bon jeu.
La preuve en est que d’excellents jeux de rôle comme Innommable de Christoph Boeckle ou Prosopopée de Frédéric Sintès décrivent très peu leur univers, tout est concentré dans quelques axiomes fondamentaux (par exemple le fait que l’univers de Prosopopée soit sans noms propres). Un jeu comme Breaking the Ice d’Emily Care Boss ne décrit pas du tout d’univers, tout est laissé au choix des joueurs, comme toile de fond de l’histoire : l’important est dans l’histoire d’amour créée par les joueurs à l’aide des règles.
De plus le jeu de rôle n’est alors plus substituable au roman. Si sa vraie force est de créer des situations inédites et passionnantes pour les joueurs, alors il est impossible de le retranscrire en un récit figé. Innommable, Prosopopée, Breaking the Ice, mais également Sens Hexalogie, ne seraient fondamentalement plus les mêmes si on essayait de les transformer en histoires fixes et écrites.

Ce n’est pas facile, loin de là ! De ce point de vue, concevoir un jeu de rôle est un travail de longue haleine, peut-être bien plus exigeant et plus risqué que l’écriture d’un livre. Il nous faut créer des règles permettant de réaliser un projet ludique précis (faire peur, faire vivre une aventure épique, parler de sentiments, créer des scènes de beauté contemplative) sans être jamais sûr de ce que les joueurs en feront, même après des tests et des tests. Nous ne pouvons que cerner partiellement les comportements qui seront induits par les règles que nous créons. Mais nos œuvres sont les parties de nos jeux, jamais le texte lui-même.
Si comme moi, vous êtes parti d’un univers qui vous tenait à cœur et que vous aviez envie de le faire vivre par le jeu de rôle, ce constat ne condamne absolument pas votre démarche. Il vous invite plutôt à vous demander quels sont les composantes essentielles de votre univers, ce qui fait son identité profonde, et à faire en sorte (à travers les règles) que ces composantes permettent de proposer des parties fertiles du point de vue des interactions humaines. Nous pouvons faire vivre notre univers à travers les échanges et les créations des joueurs !

Déployons pleinement le potentiel de notre loisir. Cessons de nous concentrer sur nos univers et explorons les possibilités infinies et passionnantes des interactions sociales humaines.

Edit (11/01/2011) : Ron Edwards écrit dans son célèbre Sorcerer : This rulebook is deliberately written to be a tool for you, not a great big sourcebook full of history, cool characters, and plots. In my opinion, many such products are an excuse to publish fiction disguised as a game […].

Traduction personnelle : Ce livre de règle a été délibérément écrit pour être un outils pour vous, pas un épais et super livre d’informations plein d’histoires, de personnages géniaux et d’intrigues. A mon avis, ce genre de produits sont une excuse pour publier de la fiction déguisée en jeu […].