Frédéric Sintes est mort le mercredi 22 décembre 2021 à la suite d’une longue maladie. Il avait 42 ans. Mes pensées vont d’abord à son épouse, sa fille et ses parents, qui l’ont accompagné ces dernières années et surtout ces derniers mois.
Le travail de Frédéric a transformé le jeu de rôle en profondeur. Avec Christoph Boeckle, il a été un des premiers à importer les théories de The Forge et à les rendre intelligibles en francophonie. Les textes théoriques publiés sur son blog ont nourri toute une génération de créatrices et créateurs – notamment les communautés silentdrift, les Ateliers Imaginaires et la Cellule – et ont contribué à la réflexion collective sur de nouvelles formes de jeu de rôle, plus exigeantes tant sur le plaisir de jeu que sur les thèmes abordés. Ses propres créations témoignent de ses idéaux : Prosopopée développe une histoire non-violente et collaborative, ancrée dans la beauté et la contemplation, tandis que Démiurges explore, à travers les aventures d’adolescents doués de pouvoirs fabuleux, des questions existentielles et dramatiques profondes.
Grâce à ses jeux, Frédéric nous permet de faire face aux dimensions les plus difficiles mais aussi les plus essentielles de nos vies. Tout en étant passionné des cultures de l’imaginaire (chacun de ses jeux ou presque était inspiré d’un anime), Frédéric refusait d’en faire une échappatoire, mais y voyait plutôt un socle pour explorer ludiquement les enjeux bien réels de nos existences. En apprenant qu’il allait mourir, un ami commun m’avait fait remarquer que Frédéric, en quelque sorte, nous a préparé à affronter sa disparition en nous enseignant à faire face à tous les deuils. Ses jeux nous ont appris à regarder en face tout ce que nos vies ont de difficile et donc d’humain, et combien les relations amoureuses, amicales et familiales deviennent ainsi précieuses, combien il importe de prendre soin les uns des autres.
Le travail de Frédéric est d’autant plus remarquable qu’il n’a jamais éprouvé le besoin de jouer le jeu médiatique rôliste : avec persévérance il a su faire rayonner ses idées et ses créations et a prouvé qu’un créateur indépendant pouvait être reconnu sans faire appel au spectacle.
A travers la maladie, Frédéric avait appris intimement à accepter ses limites et sa vulnérabilité. La majorité de ses nombreuses créations sont ainsi restées inachevées, en particulier Les Cordes Sensibles auquel il était très attaché. Accepter ses faiblesses ne l’empêchait pas d’être heureux, et nulle part sa joie de vivre n’était aussi manifeste que dans sa passion pour la musique et en particulier dans sa pratique de la guitare.
Mais il savait aussi prendre en charge la vulnérabilité des autres, à accepter les faiblesses humaines de ses proches et à les aimer pour cela. Celles et ceux qui l’ont connu se souviennent de sa constante douceur et de sa profonde compréhension pour son interlocuteur. Il savait exprimer avec simplicité son amour pour sa fille, son épouse, ses parents, ses frères et ses ami·e·s.
Tout en même temps, Frédéric avait hérité de sa formation aux Beaux-Arts de Poitiers une exigence féroce envers les concepts et les œuvres, pour les pousser dans leur retranchement, pour en obtenir le meilleur, pour ne pas se laisser aller à la facilité. C’est grâce à ce regard critique intraitable qu’il pouvait voir plus profondément que les autres, et pouvait dégager les sens cachés d’une œuvre, qu’il s’agisse d’une série, d’un jeu vidéo ou d’un jeu de rôle.
Prévenant avec les personnes, intransigeant avec les idées : ainsi peut-on peut-être résumer toute son éthique d’intellectuel et d’être humain.
Il va nous falloir vivre dans un monde où Frédéric Sintes est mort. Il n’aurait pas aimé que nous fassions appel à des fictions consolatrices, mais j’aime à penser que cette citation lui aurait plu, tirée du dernier livre du cycle de Terremer, Le Vent d’Ailleurs, d’Ursula K. Le Guin :
Je crois, dit Tehanu de sa douce voix étrange, que quand je mourrai, je pourrai rendre le souffle qui m’a permis de vivre. Je pourrai rendre au monde tout ce que je n’ai pas fait. Tout ce que j’aurais pu être et que je n’ai pas été capable d’être. Tous les choix que je n’ai pas faits. Toutes les choses que j’ai perdues et gâchées. Je pourrai les rendre au monde. Pour les vies qui n’ont pas encore été vécues. Ce sera mon cadeau au monde, en échange du cadeau qu’il m’a fait de la vie que j’ai vécue, de l’amour que j’ai éprouvé, de l’air que j’ai respiré.
Fabien Hildwein